Récit

Les voyages de Jules 10ème épisode

Deux fléaux, la guerre et le déclin de l’industrie métallurgique, ont assombri la vie de Diogène. Ils ont sévi à Revin comme partout dans les Ardennes. Diogène en a réchappé sans ressources et meurtri. Il était haut comme trois pommes quand il a appris la mort de son père au front, sa mère est restée dans les décombres d’un bombardement et il préfère passer sous silence son enfance à l’orphelinat d’où il s’est enfui dès qu’il a pu mentir sur son âge grâce à son imposante stature. Il a dormi et volé un peu partout jusqu’au jour où il s’est fait choper par un ouvrier du coin dont il s’apprêtait à enfourcher le vélo. Contre toute attente, le type lui a pardonné, comme l’évêque des Misérables à qui Jean Valjean avait volé des chandeliers. Pareil geste peut bouleverser la conscience du coupable, et c’est ce qui s’est passé pour Diogène. L’ouvrier, un homme bon, honnête et surtout fier de son travail à l’usine, entraîna l’adolescent dans son sillage et l’accueillit chez lui. En remerciement, Diogène le fit grand-père et tout aussitôt épousa son unique fille qui, l’enfant à peine né, devint acariâtre, venimeuse, ils durent déménager plusieurs fois tant elle attisait les haines et les rancunes sur son passage. Leur fils mit les voiles avant sa majorité, il ne rêvait qu’évasion, voitures, vitesse. Lui aussi se maria au plus vite, avec une pétillante Italienne, ils s’aimaient à la folie, et la naissance de Manon fut comme l’aube d’une autre vie. La petite avait quatre ans quand ses parents ont péri dans un accident de voiture.

– Bien prévisible, gronde soudain la voix de Diogène, avec leur manie imbécile de rouler à fond les manettes dans les épingles à cheveu ! Après ça, j’ai perdu l’usage de la parole, ma femme faisait des reproches à tout le monde, surtout au Bon Dieu, la petite jouait toute seule et s’inventait des mondes et moi, je m’assommais à la gnôle. J’étais sûr qu’un mauvais lutin me suivait à la trace, il m’observait en ricanant, et parfois sans crier gare il s’approchait pour me faire un croche-pied. Je me relevais toujours, ça oui. Mais là, j’y arrivais pas. A force de ronchonner, ma femme avait perdu tout bon sens, on a dû la placer. Je suis resté seul avec Manon, qui était déjà grande, elle tenait la baraque, et ça se passait pas trop mal, sauf qu’elle en avait marre de me voir biberonner dès le matin. A la boutique, j’étais tellement imbibé qu’une fois j’ai oublié d’arrêter une machine, un autre gars a failli y laisser sa peau. Ce jour-là, je me suis juré de ne plus boire mais j’ai perdu mon boulot et j’en ai pas retrouvé. Je me suis pas fait aider, pourtant j’étais insupportable, ça me tuait de voir Manon accepter toute sortes de jobs après ses cours, en plus je jouais les garde-chiourmes, toujours à la questionner sur ce qu’elle faisait, qui elle voyait, elle a commencé à me fuir comme la peste, on faisait plus que se croiser pour finir. Jusqu’au soir où un morveux arrogant dans son costume de gendre idéal a sonné chez nous pour l’emmener danser. C’est à peine s’il se pinçait pas le nez en me parlant. J’ai vu rouge, je lui ai interdit de sortir, à Manon, et surtout pas avec ce guignol. Il est parti en me jetant un regard qui ressemblait à un crachat et il m’a promis qu’avec ou sans mon accord, il emmènerait la gamine. Manon n’a pas dit un mot, elle a rangé la maison avant de se coucher et au matin, j’ai trouvé un papier sur son lit. Trois phrases, Merci pour tout, prends soin de toi, je t’aime, et je n’ai plus eu qu’une envie, celle d’aller me pendre à notre vieux cerisier mais il n’était pas assez solide ou d’aller boire une grande tasse d’eau de Meuse. J’ai cassé de la vaisselle, gémi, j’en crevais, ç’a été le plus douloureux des croche-pieds, celui-là. J’ai racheté une bouteille, puis pas mal d’autres et mon proprio m’a jeté à la rue. Y en a qui essaient de m’aider mais je refuse tout, je ne mérite rien. Ton chien est plus digne d’attention, si tu veux mon avis.

– Où dormez-vous ?

– Tu peux me tutoyer, je suis pas le roi de Belgique. Tu veux voir mon chez-moi, vraiment ? Je l’ai jamais montré à personne. C’est assez récent, faut dire (…..)

 

 

Mireille Maquoi   http://mireille-maquoi.be/

Suivez Jules dans ses pérégrinations au fil de la Meuse : chaque mois, un nouvel épisode de ce récit…

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